17 juin – Gardienne

 

 

S’il existait une source d’information fiable par ici, c’était bien les habitants de Gatlin. En un jour comme celui-ci, il était inutile de chercher trop longtemps avant de trouver presque toute la ville rassemblée dans un rayon d’un demi-kilomètre. Le cimetière était bondé lorsque nous y sommes arrivés, en retard comme d’ordinaire, grâce aux Sœurs. Lucille avait d’abord refusé d’entrer dans la Cadillac, puis nous avions dû nous arrêter au Jardin d’Éden parce que tante Prue tenait à acheter des fleurs pour tous ses défunts maris, sauf qu’aucune de celles proposées par le magasin n’avait eu l’heur de lui plaire et, quand nous avions réintégré la voiture, tante Charity m’avait interdit de dépasser les trente kilomètres à l’heure. Des mois durant, j’avais redouté cette journée ; à présent, elle était là, et je devais l’affronter.

J’ai monté avec difficulté l’allée gravillonnée de Son Jardin du Repos Éternel en poussant le fauteuil roulant de tante Charity. Thelma me suivait, flanquée d’un côté par tante Prue, de l’autre par tante Grace, qu’elle soutenait par le bras. Lucille traînassait derrière, choisissant avec soin son chemin entre les cailloux et gardant ses distances avec tout autant de soin. Le sac à main en cuir verni de tante Charity se balançait à un bras du fauteuil, me poignardant le bas-ventre tous les deux pas. Je transpirais déjà à l’idée qu’une roue se prenne dans l’herbe touffue. Il y avait de fortes chances pour que Link et moi soyons obligés de jouer les pompiers de service, avec une tante Charity renversée cul par-dessus tête sur l’une de nos épaules.

Nous avons atteint le sommet de la colline juste à temps pour découvrir Emily qui paradait dans sa nouvelle robe dos nu blanche. Toutes les filles avaient droit à une tenue neuve pour la Toussaint. Les tongs et les débardeurs étaient proscrits, seuls étaient autorisés les habits du dimanche bien propres. Le tout avait des allures de réunion de famille, en dix fois plus vaste cependant, puisque presque tout Gatlin et une bonne partie du comté avaient d’une façon ou d’une autre un lien de parenté avec vous, votre voisin ou le voisin de votre voisin. Emily rigolait comme une bécasse tout en s’accrochant à Emory.

— Tu as apporté de la bière ?

— J’ai mieux.

Il a ouvert sa veste, révélant une flasque en argent. Eden, Charlotte et Savannah trônaient près de la concession des Snow, qui présentait l’avantage d’être stratégiquement située au beau milieu des autres sépultures. Elle disparaissait sous des monceaux de fleurs et de chérubins en plastique aux couleurs criardes. Il y avait même un petit faon en résine qui broutait près de la plus haute stèle. La décoration des tombes donnait à la population de Gatlin une occasion supplémentaire de concourir, de prouver que vous et les membres de votre famille, défunts compris, valiez mieux que vos voisins et les leurs. On se décarcassait. Couronnes en polystyrène entortillées dans des entrelacs de nylon vert, lapins et écureuils luisants, et même des bassins à oiseaux, tellement brûlants à cause du soleil que vous risquiez d’y laisser la peau si vous y plongiez les doigts. Rien n’était trop beau. Plus c’était de mauvais goût, mieux c’était.

Ma mère n’avait jamais manqué de rire du pire.

— Des natures mortes, des œuvres d’art de l’école hollandaise ou flamande, sauf que celles-ci sont en plastique.

Ma mère avait su se moquer des traditions les plus repoussantes de Gatlin tout en respectant les meilleures. C’était peut-être comme ça qu’elle y avait survécu. Elle s’était montrée particulièrement tolérante envers les croix phosphorescentes qui brillaient la nuit. Certains soirs d’été, elle et moi nous étions étendus en haut du cimetière pour les regarder s’allumer au crépuscule, pareilles à des étoiles. Je lui avais demandé une fois pourquoi elle goûtait de s’allonger ici.

— Ceci est de l’histoire, Ethan. L’histoire des familles, des gens qu’elles aimaient, de ceux qu’elles ont perdus. Ces croix, ces stupides fleurs artificielles, ces animaux de pacotille ont été mis là pour nous rappeler ceux qui manquent aux vivants. C’est un beau spectacle, et notre devoir est de le regarder.

Nous n’avions jamais mentionné à mon père ces sorties nocturnes. Elles appartenaient aux choses que nous faisions sans lui.

J’allais être contraint de défiler devant presque tout le lycée et d’enjamber un ou deux lièvres pour atteindre notre concession, qui se trouvait en lisière de la pelouse. La Toussaint, c’était aussi ça : pas trop de recueillement, s’il vous plaît. D’ici une heure, tous les adultes de plus de vingt et un ans cancaneraient à propos des vivants juste après avoir cassé du sucre sur le dos des morts, et tous les adultes de moins de trente ans se soûleraient derrière les mausolées. Sauf moi. Je serais trop occupé à me recueillir.

— Salut, mec ! a lancé Link en trottant près de moi avant de sourire aux Sœurs. Bonjour, mesdames.

— Comment va, Wesley ? Tu pousses comme une mauvaise herbe, s’pas ?

Tante Prue transpirait et soufflait comme un phoque.

— Oui, madame, a répondu Link.

Derrière lui, Rosalie Watkins saluait tante Prue de la main.

— Et si tu continuais avec Wesley, Ethan ? Je dois voir Rosalie. Faut que j’y demande quelle farine qu’elle met dans son mille-feuille aux noix de pécan.

Tante Prue a planté sa canne dans l’herbe, tandis que Thelma aidait tante Charity à s’extraire de son fauteuil.

— Vous êtes sûres que ça ira ?

Prue m’a toisé avec dédain.

— ’videmment qu’oui. On se débrouille seules depuis avant que t’es né, je te signale.

— Depuis avant que ton papa il est né, l’a corrigée tante Grace.

— J’allais oublier, a repris tante Prue en ouvrant son réticule pour en tirer un objet. J’ai r’trouvé la médaille de c’t’ingrate de chatte. (Coup d’œil désapprobateur en direction de Lucille.) Remarque, c’est pas comme si ce machin nous avait aidées. C’est pas comme si certaines personnes nous étaient r’connaissantes pour toutes ces années de bons et loyaux services et de promenades au bout de notre corde à linge personnelle. J’imagine que, avec certaines personnes, faut pas s’attendre à beaucoup de gratitude.

Le félin concerné s’est éloigné sans même un regard. J’ai contemplé le médaillon sur lequel était gravé le nom de Lucille avant de le glisser dans ma poche.

— L’anneau manque.

— Mets-y dans ta poche, des fois que tu dois prouver qu’elle a pas la rage. C’est qu’elle est du genre mordeur. Thelma veillera à te donner un aut’ anneau.

— Merci.

Leurs trois chapeaux gargantuesques se sont tamponnés quand, bras dessus bras dessous, les Sœurs ont rejoint leurs amies. Même elles avaient des amies. Décidément, ma vie est nulle.

— Shawn et Earl ont apporté de la bière et du whiskey. On a rancard derrière la crypte des Honeycutt.

Au moins, j’avais Link. Lui comme moi étions conscients que je ne m’enivrerais pas. Dans quelques minutes, je serais au pied de la tombe de ma mère. Je me rappellerais ses rires quand je lui racontais les cours tendancieux d’histoire américaine – ou d’hystérie américaine, comme elle l’appelait – du petit père Lee. Je me rappellerais comment elle et mon père dansaient sur James Taylor[19], pieds nus dans la cuisine. Je me rappellerais qu’elle avait toujours les mots exacts lorsque les choses tournaient mal, genre mon ex-petite amie qui me préférait une espèce de Superman mutant.

— Tu tiens le choc ? m’a demandé Link en posant une main sur mon épaule.

— Ouais. Marchons un peu.

J’irais sur sa tombe aujourd’hui, mais pas maintenant. Pas encore. Je n’étais pas prêt.

L, où es…

Je me suis efforcé de museler mon cerveau. J’ignore pourquoi je continuais à la chercher mentalement. Par habitude, sans doute. Au lieu de la voix de Lena, c’est celle de Savannah qui m’est parvenue. Debout devant moi, bien trop maquillée, mais réussissant toutefois à être jolie, elle n’était que chevelure luisante, cils lourds de mascara et bretelles de robe nouées de manière à inciter un garçon à les délier. Pour peu que vous ne sachiez pas quelle garce elle était, s’entend. Ou que vous n’en ayez rien à secouer.

— Je suis vraiment navrée pour ta maman, Ethan.

Elle s’est raclé la gorge avec embarras. En bon pilier de la communauté, sa mère avait dû la forcer à venir me trouver. Ce soir, bien que ma mère soit morte depuis un an et quelque, je découvrirais des plats mijotés sur notre seuil, comme le lendemain de son enterrement. Le temps s’écoulait avec lenteur, à Gatlin, un peu comme les chiens qui vieillissent plus vite que nous, mais dans le sens inverse. Et comme au lendemain de l’enterrement, Amma laisserait chacune de ces offrandes au régal des opossums.

Apparemment, les opossums raffolent du jambonneau aux pommes.

N’empêche, c’étaient les paroles les plus gentilles que m’ait adressées Savannah depuis septembre. Bien que je me moque comme d’une guigne de l’opinion qu’elle avait de moi, c’était sympa d’avoir une raison de moins de se sentir minable.

— Merci.

Après m’avoir gratifié de son sourire faux, elle est partie en vacillant sur ses hauts talons qui se coinçaient dans la pelouse. Link a desserré sa cravate, laquelle était en tire-bouchon et trop courte. Il l’avait déjà portée lors de la cérémonie de fin d’année de sixième. Il avait réussi l’exploit de filer de chez lui habillé, sous la cravate, d’un tee-shirt qui disait J’AIME LES CONS, avec des flèches pointant dans toutes les directions. Ce qui reflétait plutôt bien mon humeur du jour et mon sentiment d’être cerné par les imbéciles.

Ça n’a pas arrêté. Les gens se sentaient peut-être coupables parce que mon père était fou et que ma mère était morte ; plus vraisemblablement, ils avaient peur d’Amma. Quoi qu’il en soit, j’ai dû battre le record établi par Loretta West – veuve à trois reprises, et dont le dernier époux avait succombé au trou qu’un alligator avait creusé dans son estomac – en qualité de personne la plus pathétique de la Toussaint. S’ils avaient distribué des prix, j’aurais grimpé sur la première marche. C’était évident, à la façon dont les badauds secouaient la tête quand je passais devant eux. « Quelle pitié ! Ethan Wate n’a plus de maman. »

Mme Lincoln est venue à ma rencontre, les mots « pauvre orphelin égaré » d’ailleurs inscrits sur le visage. Link s’est planqué avant qu’elle atteigne sa cible.

— Ethan, je tenais à te dire à quel point ta maman manque à tous, ici.

De qui parlait-elle ? De ses amies des FRA, qui n’avaient jamais pu supporter ma mère ? Des femmes qui se réunissaient au Snip ’n’ Curl pour lui reprocher de lire trop de livres, ce qui n’augurait rien de bon ? Mme Lincoln a écrasé une larme imaginaire au coin de son œil.

— C’était une femme charmante. Je me souviens combien elle aimait jardiner. Toujours dehors à soigner ses roses avec tant d’amour et de compassion.

— Oui, madame.

Le seul type de jardinage auquel s’était adonnée ma mère avait consisté à saupoudrer nos tomates de piment de Cayenne pour qu’aucun lapin ne vienne s’en régaler, au risque de se faire descendre par mon père. Les roses étaient le domaine d’Amma. Ce que tout le monde savait. J’aurais aimé voir Mme Lincoln servir le coup de l’amour et de la compassion à Amma.

— J’aime à songer qu’elle est là-haut avec les anges, maintenant, en train de soigner ce bon vieux jardin d’Éden. En train d’émonder et de tailler l’arbre de la connaissance en compagnie des chérubins et des…

Serpents ?

— Mon père m’attend, madame.

Il fallait que je m’éloigne de la mère de Link avant qu’elle soit frappée par la foudre. Ou que je le sois, moi, pour avoir désiré qu’elle le fût.

— Dis-lui que je passerai déposer l’un de mes fameux jambonneaux aux pommes ! a-t-elle crié dans mon dos.

Alors ça, c’était le pompon ! Pas de doute, j’allais remporter la palme aujourd’hui. J’ai failli me mettre à courir pour fuir cette horrible bonne femme. Sauf qu’il n’y avait pas de fuite possible, à la Toussaint. Dès que vous aviez réussi à échapper à quelque parent ou voisin terrifiant, un autre vous guettait au coin de l’allée suivante.

Un parent, dans le cas de Link. Son père avait passé un bras autour du cou de Tom Watkins.

— Earl était le meilleur d’entre nous. Il avait le plus bel uniforme, il organisait les plus chouettes formations de bataillons…

M. Lincoln a réprimé un sanglot d’ivrogne.

— … et il fabriquait les munitions les plus efficaces.

Drôle de coïncidence, c’était justement en en fabriquant qu’était mort Big Earl, et M. Lincoln lui avait succédé comme commandant en chef de la cavalerie lors de la reconstitution de la bataille de Honey Hill. Aujourd’hui, le whiskey permettait de se décharger d’une partie du fardeau de la culpabilité.

— Je voulais apporter mon fusil pour rendre un hommage correct à Earl, mais la Dedieu Doreen l’a planqué.

La femme de Ronnie Weeks était connue sous le sobriquet de Dedieu Doreen, parfois raccourci en DD, parce que le blasphème était la seule parole que lui adressait son mari. Le père de Link a avalé une nouvelle gorgée d’alcool.

— À Earl !

Lui et Tom se sont accrochés l’un à l’autre en levant qui sa cannette, qui sa bouteille au-dessus de la tombe d’Earl. De la bière et du whiskey ont débordé sur la stèle, hommage de Gatlin à ses chers disparus.

— Eh bé, j’espère qu’on ne finira pas comme eux, a marmonné Link en reprenant son chemin.

Je lui ai emboîté le pas. Ses parents ne loupaient jamais une occasion de lui flanquer la honte.

— Pourquoi mes vieux ne peuvent-ils pas ressembler aux tiens ? a-t-il enchaîné.

— Cinglé ? Morte ? Sans vouloir t’offenser, je crois que je te bats en matière de dinguerie.

— Ton père n’est plus fou. Enfin, pas plus que n’importe qui ici. Tout le monde s’en fiche, quand tu te balades en pyjama juste après la mort de ta femme. Les miens n’ont aucune excuse. Ils ont seulement pété un boulon.

— On ne sera pas comme eux. Parce que toi, tu seras un batteur réputé de New York, et que moi… je ne sais pas encore, mais ça n’impliquera ni uniforme confédéré ni bibine.

Je m’efforçais d’avoir l’air convaincant, même s’il était difficile de dire ce qui était le plus improbable : Link en musicien célèbre ou moi quittant Gatlin.

La carte était toujours accrochée au mur de ma chambre. Celle où une fine ligne verte reliait les endroits que j’avais rencontrés au fil de mes lectures, les villes où je désirais me rendre. J’avais consacré toute mon existence à songer à des routes menant partout sauf à Gatlin. Puis j’avais rencontré Lena, et ça avait été comme si mes vaticinations voyageuses n’avaient jamais existé. Il me semble que j’aurais accepté d’être coincé n’importe où, même ici, pourvu que Lena et moi soyons ensemble. Il était étrange de constater que la carte paraissait avoir perdu ses attraits au moment où j’en aurais eu le plus besoin.

— Il est temps que j’aille voir ma mère, ai-je brusquement déclaré sur le ton que j’aurais employé pour annoncer que je comptais lui rendre visite aux archives de la bibliothèque. Enfin, tu comprends.

Link a cogné ses jointures contre les miennes.

— Je te retrouve plus tard. Je vais me balader en attendant.

Se balader ? Link ne se baladait pas. Il essayait de se soûler et de brancher des filles qui refusaient de sortir avec lui.

— Qu’est-ce qui te prend ? Ne me dis pas que tu pars en chasse de la future Mme Wesley Jefferson Lincoln ?

Il a passé la main dans ses cheveux blonds hérissés.

— Je préférerais. C’est idiot, je sais, mais je ne suis obsédé que par une seule poulette, en ce moment.

Celle qu’il aurait mieux valu oublier. Que lui répondre ? Je connaissais trop bien les émotions qu’un type ressentait quand il aimait une nana qui ne voulait rien avoir affaire avec lui.

— Désolé, mec. Pas fastoche de tirer un trait sur Ridley, j’imagine.

— Ouais. Et la croiser hier n’a rien arrangé. (Il a secoué la tête, agacé.) J’ai beau être au courant qu’elle est Ténèbres et tout, je n’arrive pas à me débarrasser de l’impression qu’elle et moi, c’était plus qu’une mise en scène.

— Je te suis cinq sur cinq.

Lui et moi étions deux minables. Bien que je ne croie pas Ridley capable d’un acte authentique, je ne tenais pas à ce que Link se sente encore plus mal. De toute façon, ce n’étaient pas des réponses qu’il cherchait.

— Tu te rappelles ce que tu m’as raconté sur les Enchanteurs et les Mortels qui ne peuvent pas être ensemble parce que ça tue le Mortel ?

J’ai acquiescé. Cela ne représentait que quatre-vingts pour cent de ce que je pensais.

— Et ?

— On a failli le faire plus d’une fois.

D’un coup de pied dans la pelouse, il a dessiné un trou marron sur le gazon parfaitement entretenu.

— Épargne-moi les détails, s’il te plaît.

— Non, c’est important. Ce n’est pas moi qui ai appuyé sur le frein. C’est Ridley. J’ai cru qu’elle zonait avec moi parce que j’étais un mec sympa avec qui délirer, rien de plus. Mais maintenant, quand j’y repense, je me dis que je me suis peut-être trompé. Si ça se trouve, elle ne voulait pas me faire de mal.

La vache ! Il y avait sacrément réfléchi.

— Je ne peux pas t’aider. Elle reste une Enchanteresse des Ténèbres.

Il a haussé les épaules.

— Ouais. N’empêche, un gars a le droit de rêver, non ?

J’ai hésité à lui expliquer ce qui se passait, lui révéler que Ridley et Lena avaient sans doute déjà mis les bouts. J’ai ouvert la bouche, l’ai refermée sans prononcer un mot. Si Lena m’avait banni, je ne tenais pas à le formuler.

 

Depuis l’enterrement, je n’étais venu qu’une fois sur la tombe de ma mère. Pas à la Toussaint de l’an passé, cependant, c’était trop tôt. Je n’avais pas l’impression qu’elle était vraiment là, à hanter le cimetière comme Genevieve ou les Grands. Les seuls endroits où je devinais sa présence étaient les archives ou le bureau, chez nous. Des endroits qu’elle avait aimés, des endroits où je n’avais aucun mal à me la représenter passer son temps, où qu’elle soit désormais.

Mais pas ici. Pas sous la terre sur laquelle était agenouillé mon père, le visage entre les mains. Il était là depuis des heures, et ça se voyait. Je me suis éclairci la gorge pour lui signaler que j’étais arrivé. J’avais le sentiment d’espionner un instant intime entre eux deux. S’essuyant les joues, il s’est relevé.

— Tu tiens le coup ? m’a-t-il demandé.

— Je crois, oui.

Si j’ignorais ce que je ressentais, il est évident que je ne tenais ni le coup ni rien. Il a fourré les mains dans ses poches, les yeux rivés sur la stèle. Une fleur blanche délicate gisait sur l’herbe. Du jasmin des confédérés. J’ai déchiffré l’épitaphe.

 

LILA EVERS WATE

ÉPOUSE ET MÈRE REGRETTÉE

SCIENTIAE CUSTOS

 

Je me suis répété la dernière phrase. Je l’avais remarquée lors de ma dernière visite, à la mi-juillet, quelques semaines avant mon anniversaire. J’étais venu seul et, le temps que je rentre à la maison, j’étais si hébété d’avoir contemplé la sépulture de ma mère que je l’avais oubliée.

— Scientiae Custos.

— Du latin. Une suggestion de Marian. « Gardienne du savoir. » Joli, non ?

Si seulement il avait su ! Je me suis forcé à sourire.

— Oui, ça lui ressemble bien.

Passant un bras autour de mes épaules, il m’a brièvement serré contre lui. Son habitude quand j’étais petit, et que mon équipe de basket junior perdait un match.

— Elle me manque vraiment. Je ne parviens pas à croire qu’elle ne soit plus là.

Je n’ai pas pu répondre. J’avais le souffle court et la poitrine si serrée que j’ai cru que j’allais tomber dans les pommes. Ma mère était morte. Je ne la reverrais jamais, quel que soit le nombre de pages qu’elle ouvre dans ses livres ou de messages qu’elle m’envoie.

— J’ai conscience que ça a été très difficile pour toi, Ethan. Je voudrais m’excuser. Je n’ai pas été là pour toi cette année comme j’aurais dû. C’est juste que…

— Papa, l’ai-je interrompu.

Mes yeux étaient humides, mais je m’interdisais de pleurer. Pas question de donner cette satisfaction à l’industrie locale de plats cuisinés déposés en offrandes.

— Ça va.

Derechef, il m’a broyé l’épaule.

— Je te laisse un moment avec elle. Je vais marcher un peu.

J’ai fixé la pierre tombale et son minuscule symbole celtique d’Awen gravé dans le granite. Je le connaissais, ma mère l’avait adoré. Trois lignes dessinant des rayons de lumière et se rejoignant à leur sommet. Derrière moi, la voix de Marian a retenti.

— Awen. Un mot gaélique qui signifie « inspiration poétique » ou « illumination spirituelle ». Deux choses que ta mère respectait infiniment.

J’ai songé au linteau de Ravenwood Manor, à ses symboles tirés du Livre des lunes, à celui qui marquait également la porte de l’Exil. Les symboles avaient un sens. Qui dépassait les simples mots, parfois. Ma mère ne l’avait pas ignoré. Était-ce pour cela qu’elle était devenue Gardienne ou l’avait-elle appris de ses prédécesseurs ? Il y avait tant d’aspects de sa vie que j’ignorerais toujours.

— Pardonne-moi, Ethan. Préfères-tu rester seul ?

Je l’ai laissée m’enlacer.

— Non. Pour moi, elle n’est pas ici, si tu vois ce que je veux dire.

— Je vois, oui.

Elle m’a embrassé sur le front, a souri et a tiré une tomate verte de sa poche. Elle l’a posée en équilibre sur la stèle. Reculant, j’ai souri à mon tour.

— Si tu étais une vraie amie, tu l’aurais fait frire.

Marian m’a pris par la taille. Comme tout le monde, elle était bien habillée, sauf que sa robe du dimanche était plus jolie que celle des autres. Souple, d’un jaune un peu beurre-frais, avec un nœud lâche au niveau du cou. La jupe en était plissée. On aurait dit une tenue sortie d’un vieux film. Une tenue que Lena aurait pu mettre elle aussi.

— Lila sait bien que je n’aurais jamais fait un truc pareil, a-t-elle riposté. Je ne suis venue que pour toi, en réalité.

— Merci, tante Marian. Ces deux derniers jours ont été un peu difficiles.

— Olivia m’a raconté. Un bar d’Enchanteurs, un Incube et une Ire. Tout ça la même nuit. Je crains qu’Amma ne t’interdise de me rendre visite à vie.

Elle n’a pas mentionné les ennuis dans lesquels Liv devait se trouver, à mon avis.

— Il y a autre chose.

Lena. Je n’ai pas réussi à prononcer son prénom. Marian a écarté les cheveux qui dissimulaient mes yeux.

— Je suis au courant. Navrée. Je t’ai apporté quelque chose.

Ouvrant son sac, elle en a extrait un petit écrin en bois dont le couvercle était sculpté d’un dessin usé par les ans.

— Comme je te l’ai dit, je ne suis venue que pour toi. Pour te donner ça. (Elle m’a tendu la boîte.) Ça appartenait à ta mère. Une de ses possessions les plus chères. Plus ancienne que ses multiples collections. À mon avis, elle aurait souhaité que tu l’aies.

Je me suis emparé de l’écrin, plus lourd qu’il n’y semblait en apparence.

— Attention, c’est fragile.

Doucement, j’ai soulevé le couvercle, m’attendant à découvrir une énième relique de la guerre de Sécession comme les chérissait ma mère – lambeau de drapeau, balle de fusil, pan de dentelle. Un objet marqué par l’histoire et par le temps. Sauf que c’est autre chose qui m’est apparu, marqué par l’histoire et par le temps, certes, mais une histoire et un temps différents. Je l’ai identifié dès que je l’ai vu.

L’Orbe Lumineux des visions.

L’Orbe Lumineux que Macon Ravenwood avait offert à la jeune fille dont il était épris.

Lila Jane Evers.

J’avais vu ces trois mots brodés sur un vieil oreiller qui avait appartenu à ma mère quand elle était petite. Jane. D’après ma tante Caroline, seule ma grand-mère l’avait appelée ainsi. Ma grand-mère qui était morte avant ma naissance, si bien que je ne l’avais jamais entendue en personne. Tante Caroline se trompait. Ma grand-mère n’avait pas été la seule à lui donner ce prénom.

Ce qui signifiait…

Ma mère était la fille des visions.

Macon Ravenwood avait été le grand amour de ma mère.

17 Lunes
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